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Préface à Oublier Camus

par Frederic Jameson

L’universalisme n’est pas un heureux accident de la nature ; c’est la généralité arrachée aux particularités d’une situation concrète, d’une expérience concrète. Le plus souvent, il est médié par une langue commune ou, dans le cas de l’Europe, par un système commun de langues. Cela apparaît de façon particulièrement spectaculaire dans la colonialité et l’illusion d’universalité perpétuée par la langue du colonisateur, comme l’a noté Joyce à propos de la meilleure période de la littérature irlandaise. On est tenté d’avancer une idée similaire à propos de la génération de Franco-Algériens qui a succédé à Camus (Derrida, Cixous, Althusser, etc.), moment intellectuel lui aussi d’une immense richesse. Mais lorsque, avec la guerre, Camus s’installe en métropole, quelque chose d’autre, quelque chose de plus problématique, commence à se produire.

Voilà pourquoi il est important d’appréhender ses premières œuvres, ce qu’Alice Kaplan appelle sa trilogie, comme une réussite d’avant guerre. Roman, pièce de théâtre, texte philosophique, cette trilogie possède une cohérence horizontale (la mort, le bonheur) aussi bien que verticale ou linguistique; le croisement de ces deux dimensions constitue une expérimentation linguistique impossible à répéter, proprement unique. Celle de L’Étranger, avec son récit écrit dans un passé composé n’ayant absolument rien de familier, est bien connu du grand public ; mais les indicibles condamnations à mort prononcées par Caligula, l’impossible philosophe du Mythe de Sisyphe, l’écart entre les deux parties de L’Etranger, tout contraste à apprécier, tant que production linguistique, c’est un tour de force que Camus n’égalera plus jamais. Après son arrivée en France, tout cela cède la place à une mauvaise foi linguistique que l’ouvrage d’Olivier Gloag a le grand mérite de situer, voire d’expliquer: en effet, la mise en partage de la langue métropolitaine vient soudain troubler l’éclatant ciel bleu d’une langue coloniale, d’une Tipasa linguistique. En Algérie, Camus peut se montrer critique et plus anticolonialiste qu’il le sera jamais; en France, les choses sont plus compliquées; et quand la révolution lui demande de prendre parti, il n’a ni l’envie ni, peut-être, la capacité de le faire.

La critique de Camus nous demande aussi, injustement, de prendre parti; et il est commode de prendre parti contre Sartre (ou peut-être, comme c’est le cas ici, pour Sartre). Mais comment apprécier les positions de Camus et la production littéraire qu’elles impliquent sans une connaissance, même rudimentaire, de sa situation? De la même façon, comment apprécier le sens de sa dramatisation d’un bonheur soustrait au temps sans éprouver aussi l’horreur et l’immédiateté de son pressentiment de la mort?

En lisant ce livre, vous constaterez que ses critiques visent moins Camus lui-même que sa canonisation mainstream; et, par-dessus le marché, la canonisation de son image plutôt que de son œuvre. Par là, nous entrons dans un débat plus politique que littéraire, un débat qui implique la récupération de l’art à des fins idéologiques et qu’il faut analyser en tant que tel (même si l’écrivain peut y avoir sa part de complicité).

Celles et ceux qui admirent Camus pour ses idées politiques seront probablement surpris de constater la discordance entre l’image qu’ils s’en font et les œuvres elles-mêmes. Certes, l’anticonformisme qu’ils aiment à lui attribuer s’est exacerbé au fil des années et jusqu’à sa mort précoce ; il n’a toutefois pas grand-chose à voir avec cette trilogie de jeunesse dans laquelle Caligula entreprend de démontrer la valeur de la vie grâce à sa pédagogie létale. Mais les lecteurs de ce livre – de gauche comme de droite – seront stupéfaits de découvrir que le vitalisme soi-disant méditerranéen de Camus s’enracine en vérité dans le Front populaire et dans l’enthousiasme politique de cette période, toile de fond plus durable que ne l’est l’héroïsme supposé de l’écrivain au sein d’une Résistance qui était en tout cas une configuration singulière à la France, essentiellement antifasciste et provisoviétique. Sans surprise, l’après-guerre a apporté son lot de complications politiques, qui ont contraint les intellectuels français à un choix douloureux entre les États-Unis et l’Union soviétique. Dans le cas de Camus, à ce choix venait se superposer un autre, spécifiquement algérien, entre colonialisme et libération, choix qui a donné lieu aux contradictions qu’il s’est révélé incapable de maîtriser dans ses œuvres ultérieures. Ces contradictions, il a souvent pu les masquer sous l’aspect d’un choix entre violence et sacrifice, quand il ne les a pas totalement évacuées en les transformant en questions philosophiques pures.

Le présent ouvrage déploie la toile de fond qui, seule, permet de rendre intelligibles les stratégies littéraires et idéologiques de Camus - si atroces qu’elles puissent être. Parce qu’elles interdisent de faire de lui une icône vaguement libérale et humaniste, elles le libèrent des manipulations de l’establishment politique et nous permettent de mesurer dans sa complexité la véritable originalité d’une œuvre historique menacée par une propagande apolitique mise au service d’une tentation antipolitique plus inacceptable encore.

Fredric Jameson

Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes

misc/preface_camus.txt · Dernière modification : 2023/12/11 de Mathieu

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