À Oslo, une reddition inconséquente
Par Eward W. Said1)
Publié dans le Monde diplomatique d’octobre 1993, puis dans le « Manière de voir » de février-mars 2018
Dès le départ, l’écrivain américain d’origine palestinienne Edward W. Said fut l’un des contempteurs les plus radicaux de l’accord d’Oslo conclu entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël. Pour cet intellectuel emblématique, le texte entérinait la renonciation, par l’OLP, aux revendications et aspirations des Palestiniens.
Rien ne transparaissait, dans la grande célébration médiatique du 13 septembre 1993 à Washington, de la capitulation infligée aux Palestiniens. En échange d’une poignée de main, ceux-ci voyaient soudain la plupart de leurs droits mis en suspens. Le rituel de la réconciliation entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin, sous l’œil impérial du président américain, a éclipsé une vérité qui pourtant doit être dite : l’accord d’Oslo est un acte de reddition du peuple palestinien, une sorte de traité de Versailles. Le pire, c’est qu’à cause des quinze dernières années, l’organisation de la Palestine (OLP) aurait pu à maintes reprises négocier un accord meilleur que ce plan Allon2) nouvelle manière, et à de moindres concessions unilatérales. Mais sa direction – elle ne le savait que trop – avait refusé toutes les ouvertures qui lui en offraient l’occasion.
Pour prendre un exemple, à la fin des années 1970, le secrétaire d’État américain Cyrus Vance m’avait demandé de convaincre Arafat d’accepter la résolution 242 du Conseil de sécurité assortie d’une réserve formulée par l’OLP (et acceptée par les Etats-Unis) pour insister sur les droits nationaux du peuple Palestinien sur l’autodétermination. Vance m’assura que les États-Unis reconnaîtraient immédiatement l’OLP et ouvriraient des négociations entre la centrale palestinienne et Israël. Arafat a catégoriquement repoussé cette offre, comme, plus tard, il a refusé de saisir d’autres occasions similaires.
Vint la guerre du Golfe et les désastreuses prises de position de l’OLP qui lui firent perdre encore du terrain. À l’exception des décisions du Conseil national palestinien de 1988 3), les bénéfices de l’Intifada ont été dilapidés. Ceux qui ont les avocats de l’accord israélo-palestinien prétendent qu’il n’y avait pas d’autre choix : mais ils oublient de dire que, s’ils sont arrivés là, c’est pour avoir refusé toutes les autres possibilités.
L’autodétermination n’a de sens que si elle conduit les Palestiniens à la liberté, à la souveraineté et à l’égalité et non à une perpétuelle soumission à Israël. Beaucoup de responsables et d’intellectuels palestiniens persistent à présenter l’accord intérimaire comme une « victoire ». M. Nabil Chaath, conseiller politique d’Arafat, a même parlé à ce propos de « complète parité » entre Israéliens et Palestiniens. Mais c’est M. James Baker, ancien secrétaire d’État américain, qui a déclaré, dans un entretien télévisé, qu’Israël n’a rien cédé, à part sa reconnaissance de « l’OLP comme représentant du peuple palestinien ». À la BBC, le 14 septembre 1993, l’écrivain Amos Oz, qui se range parmi les « colombes » en Israël, a reconnu que « cela est la deuxième grande victoire du sionisme dans toute son histoire ».
En revanche, la reconnaissance du droit d’Israël à exister implique une série de renoncements de la part des Palestiniens : renonciation à la charte de l’OLP, à la violence et au terrorisme et à toutes les résolutions de l’ONU, à l’exception des 242 et 338, qui ne disent pas un mot des Palestiniens, de leurs droits ou de leurs aspirations. Car, on le sait, bien d’autres résolutions ont été votées qui, depuis 1948, reconnaissent des droits aux réfugiés de Palestine, notamment le droit au retour ou à des compensations. D’autres textes, en d’autres enceintes internationales – Communauté européenne, Mouvement des non-alignés, Organisation de la conférence islamique, Ligue arabe et, à nouveau, ONU – ont dénoncé les colonies de peuplement israéliennes, les annexions de Jérusalem et du Golan, les crimes commis par l’occupant.
L’Intifada n’incarnait pas le terrorisme et la violence, mais le droit de résister. L’OLP y a renoncé, bien qu’Israël continue d’occuper la Cisjordanie et Gaza. Dans le document signé le 13 septembre 1993, la sécurité d’Israël est la considération dominante, alors qu’il n’y est pas question du sort des Palestiniens victimes des incursions israéliennes. Dans sa conférence de presse du même jour, Itzhak Rabin a tenu des propos sans équivoque quant au maintien de la souveraineté israélienne sur le Jourdain, les frontières avec l’Égypte et la Jordanie, Jérusalem, les colonies de peuplement et les routes. Rien, dans l’accord, ne suggère que les Israéliens vont renoncer à leurs actes de violence contre les Palestiniens ou qu’ils indemniseront les victimes de leur politique depuis 1967, comme l’Irak a dû le faire après son retrait du Koweït.
Ni Yasser Arafat, ni ses proches compagnons de l’OLP qui rencontrèrent les Israéliens à Oslo n’ont jamais vu de leurs yeux ce qu’est une colonie israélienne. Il y en a maintenant plus de deux cents, principalement sur les collines, les promontoires et aux points stratégiques, à travers toute la Cisjordanie et Gaza. Sans doute certaines d’entre elles seront-elles démantelées, délaissées par leurs habitants. Mais les plus importantes ont été conçues pour rester. Le système routier qui les relie à Israël rompt la continuité du territoire entre les grands centres de population palestiniens. La superficie des terres accaparées par ces implantations ou frappées d’expropriation représente plus de 55% des territoires occupés. Le Grand Jérusalem, annexé par Israël, inclut une grande part de terrains pratiquement usurpés – au moins 25% du total. À Gaza, les dix-sept colonies juives accaparent au moins 30% des terres 4). En outre, Israël puise dans toutes les nappes phréatiques de Cisjordanie et prend 80% de l’eau pour ses colonies ou même pour ses propres besoins. Sur ces problèmes de la terre et de l’eau, les accords d’Oslo ne prévoient rien 5). Qui plus est, ce sont les Israéliens qui détiennent toutes les informations permettant de dresser l’état des lieux.
En fait, tout se passe comme si les Palestiniens, loin d’être les victimes du sionisme, en étaient les agresseurs, invités à faire acte de contrition. Faut-il balayer de la mémoire les dizaines de milliers de morts sous les bombes dans les camps, les hôpitaux et les écoles du Liban; l’expulsion de près de 800 000 personnes en 1948 (dont les descendants se chiffrent à près de trois millions [5 millions aujourd’hui6)] , pour la plupart des réfugiés sans patrie); la conquête des terres et des biens; la destruction de plus de quatre cents villages palestiniens; l’invasion du Liban et tous les ravages de l’occupation militaire… ? Faut-il oublier tout cela, pour n’assumer que la responsabilité des actes de terrorisme et de violence au motif qu’Israël a toujours réduit la résistance des Palestiniens à des actes de terrorisme et de violence?
Certes, la reconnaissance de l’OLP par Israël est un grand pas en avant. Mais en acceptant de remettre à plus tard, «au stade final des négociations», la discussion des problèmes de la terre et de la souveraineté, les Palestiniens ont fait peu de cas de leurs propres revendications – internationalement reconnues – sur la Cisjordanie et Gaza – qui désormais deviennent des «territoires disputés» («disputed territories») comme si les Israéliens avaient un droit égal sur eux.
La question qui fait une quasi-unanimité parmi les Palestiniens est celle du développement, envisagée avec candeur. La communauté internationale et les Palestiniens de la diaspora apporteront une aide substantielle aux régions qui vont devenir autonomes. Mais tout ce qui concerne le développement de la Palestine devra passer par le canal d’un comité de coopération économique conjoint israélo-palestinien – encore qu’il soit stipulé dans l’accord d’Oslo que « les deux parties coopéreront, ensemble et de manière unilatérale, avec des partenaires régionaux et internationaux dans la réalisation de ces objectifs ». Puissance économique et politique dominante dans la région, qui plus est allié des États-Unis, Israël continuera à contrôler l’économie palestinienne – ses industries manufacturières, ses exportations, ses travailleurs –, qui dépend à 80% de l’État israélien. En face, à part un nombre restreint d’entrepreneurs et une petite classe moyenne, la population palestinienne est dans sa grande majorité composée de gens pauvres et sans terre, à la merci de leurs employeurs israéliens, qui les utilisent comme main-d’œuvre bon marché.
Tel est le sens d’une évolution somme toute voulue et façonnée par les États-Unis, seule superpuissance désormais, pour qui le nouvel ordre mondial est fondé sur la domination économique de quelques multinationales géantes – quitte à accepter la paupérisation du plus grand nombre, y compris dans les pays riches. Parce que l’accord israélo-palestinien du 13 septembre 1993 s’inscrit dans cette logique, les populations que l’OLP est censée représenter ne doivent pas s’attendre, dans leur grande majorité, à beaucoup de miracles.
À juste titre, les habitants de Cisjordanie et de Gaza se réjouissent à la perspective de voir des soldats se replier et l’aide financière affluer. Mais cela ne signifiera pas la fin de l’occupation, ni de la dépendance économique, ni de l’insécurité. Reste aussi l’énorme problème des Palestiniens vivant en Jordanie, sans parler des centaines de milliers d’autres, maintenus dans la condition de réfugiés sans patrie et sans égalité de droits, en Syrie, au Liban, et partout ailleurs dans le monde arabe où les États « amis » les ont toujours soumis à une discrimination juridique.
La médiocrité des résultats obtenus à Oslo tient en grande partie à l’incompétence technique de l’équipe de l’OLP, qui discutait en anglais – une langue que Yasser Arafat et ses émissaires connaissent mal – sans aucun conseiller juridique : les deux principaux experts juridiques de l’OLP avaient démissionné en signe de protestation; Arafat et ses subordonnés se trouvaient affronter seuls le corps au complet des experts du ministère israélien des affaires étrangères. Il sera difficile de réparer les dégâts si l’on ne fait appel, au moins sur le plan technique, à des gens capables de penser par eux-mêmes et qui ne soient pas les simples instruments d’une autorité palestinienne unique.
Il importe de ne pas se tromper sur la nature de l’État auquel on aspire. À quelles tyrannies, à quelles distorsions sociales et à quelles guerres intestines l’ordre post-colonial, sous la houlette des intérêts occidentaux, n’a-t-il pas conduit ! Pas plus que le fondamentalisme religieux, le pur nationalisme n’apportera à lui seul la réponse aux nouvelles sociétés en quête de modernité. Si la Palestine doit échapper au sort du Liban ravagé par le chaos de la guerre civile, ou de l’Irak, il est des questions spécifiques qui ne peuvent être éludées. L’une d’elles tient à l’existence d’une diaspora palestinienne qui a porté Yasser Arafat et l’OLP au pouvoir, les y a maintenus et qui se voit maintenant condamnée à un exil permanent ou au statut de réfugié. Cette diaspora représente au moins la moitié de la population palestinienne, et ses besoins, comme ses aspirations, ne peuvent être négligés, surtout si l’on attend d’elle, comme il le semble, un soutien politique et matériel pour Gaza et Jéricho. Une petite fraction de cette communauté en exil est représentée par les diverses organisations politiques « hébergées » en Syrie. Mais il existe un grand nombre de personnalités indépendantes (certaines, comme Chafiq Al-Hout et Mahmoud Darwich, ont démissionné pour manifester leur désaccord) qui ont un rôle important à jouer pour exiger des changements dans la structure de l’OLP, tempérer le triomphalisme, mobiliser le soutien des communautés palestiniennes partout dans le monde afin de faire progresser la marche vers l’autodétermination. Des communautés qui, au demeurant, sont restées singulièrement indifférentes depuis le début des négociations de Madrid (1991).
Abandonner l’esprit de résignation
S’impose également la question du retour pour ceux des Palestiniens qui ne sont ni de Cisjordanie ni de Gaza. Bien qu’elle ait été différée jusqu’aux négociations sur le statut final, c’est une question qui demande à être examinée d’urgence. Or ce sont ces populations qui ont payé le prix le plus élevé. Israël appliquant le droit au retour pour chaque Juif qui souhaite s’établir dans le pays, il en résulte une iniquité inouïe, qui perdure depuis un demi-siècle.
Il est exclu que tous les réfugiés de 1948 veuillent, ou puissent, retourner dans un État aussi exigu qu’un État palestinien. Mais comment imaginer qu’ils accepteront de s’entendre dire d’aller «s’installer» ailleurs, ou de renoncer à exprimer leur choix entre le droit au retour ou les compensations? Ni l’OLP, ni les personnalités palestiniennes indépendantes ne devraient attendre les négociations sur le statut final pour demander réparation au nom des victimes.
En somme, il faut abandonner cet esprit de résignation qui a conduit aux accords d’Oslo pour chercher à conclure, avec les Arabes et les Israéliens, des accords parallèles qui répondent mieux aux aspirations nationales, et non simplement municipales, des Palestiniens. Ce qui n’exclut pas la poursuite de la résistance, aussi longtemps que perdureront l’occupation et les colonies. L’une des questions passées sous silence jusqu’ici, soit dans les textes, soit dans les discours, est de savoir si, dans sa renonciation à la violence et au terrorisme, l’OLP inclut les actes de résistance non violente, la désobéissance civile, etc. Ce sont là des droits inaliénables de tout peuple privé de sa souveraineté et de son indépendance et ils doivent être défendus.